Europe Centrale : Julien Ingrassia raconte son expérience d’ouvreur : « C’est un truc de fou ! »
Sachant parfaitement à quoi s’attendre, Julien Ingrassia n’était pas attiré par le rôle d’ouvreur des années 2020. Pourtant lorsque Sébastien Ogier et Simon Jean-Joseph ont réalisé qu’ils n’avaient pas de copilote pour le Martiniquais, l’octuple champion du monde des navigateurs a accepté d’occuper le poste. Outre une sévère grippe, Julien gardera un souvenir mémorable de ce week-end. « Pour avoir collaboré avec nos équipages d’ouvreurs pendant tellement de saisons, explique-t-il avec une voix enrouée, j’avais pertinemment conscience de comment cela se passait et ce à quoi je m’attaquais. J’étais au courant de la responsabilité que cela impliquait. Cela est allé au-delà de ce que je pensais. » Avec son découpage éclaté réparti entre la République tchèque le jeudi et le vendredi puis l’Allemagne et l’Autriche les deux derniers jours, le parcours promettait de nombreuses heures de voiture pour les concurrents, mais également pour les ouvreurs des équipages de Rally1, les seuls à en disposer. Compte tenu des conditions sur le terrain, il est aberrant que les pilotes du WRC2 n’en bénéficient pas. Cela irait pourtant dans le sens de la sécurité qui est sans cesse mise en avant, mais c’est un autre débat. La météo difficile qui a sévi durant quasiment deux étapes a encore compliqué le travail des ouvreurs.
Un énorme travail de l’ombre
« Le vendredi a été particulièrement éprouvant, assure l’ancien copilote professionnel. J’ai trouvé cela tellement exigeant que j’ai demandé aux acteurs habituels : « c’est tout le temps comme ça ? » Ils m’ont confirmé que cela avait été une étape hors norme. Outre la pluie, l’itinéraire lui-même a ajouté une difficulté de plus. Nous avons dû intégrer le fait qu’il n’y avait pas de retour à l’assistance entre les deux tours. Cela provoquait un timing excessivement serré, je n’ai pas eu le temps de descendre de la voiture entre 5 heures du matin et 18 heures. C’était un truc de fou. » L’expérience que possède Julien lui permet très souvent d’avoir un regard acerbe sur sa discipline et cette nouvelle expérience n’a pas fait exception. « Il ne faut rien enlever au pilote, affirme-t-il, mais cette épreuve n’a fait que me confirmer tout le travail effectué dans l’ombre par les copilotes. Il y a un timing, une chaine logistique à calculer et à entretenir et cela ne se joue à rien. Nous sommes en permanence dépendant d’éléments extérieurs que nous ne pouvons pas maitriser : le trafic sur la route, la météo, les arrêts de course qui décalent tout et qui brouillent tes plans avec les runners… »
Un travail de plus en plus pointu
Si de l’extérieur l’action des ouvreurs apparaît basique et semble consister à donner les conditions de route avant le passage des concurrents, cela s’est énormément développé depuis quelques années. « Auparavant, nous faisions les corrections par téléphone, se remémore Julien. Dans les années 2013-2014, je me suis rendu compte que ce n’était plus possible de se transmettre toutes les infos par ce moyen parce que cela provoquait un important état de stress, et un trop gros risque d’erreur. Avec tout ce qu’il y avait d’autre à faire sur les liaisons, je me suis dit que cela ne pouvait pas continuer comme ça. J’ai donc institué ce système de runner. A la fin de la spéciale, quelqu’un du team récupère la copie de mon cahier de notes que je viens de corriger et l’apporte à l’équipage au point d’échange officiel. Cela réclame par conséquent une logistique qui soit parfaitement synchronisée avec l’heure de sortie des ouvreurs, le positionnement du runner qui est choisi par l’équipe, son temps de conduite jusqu’à l’endroit où il doit être lorsque la Rally1 arrivera, car elle ne pourra pas patienter… Le tout doit se faire en essayant d’optimiser notre travail, c’est-à-dire passer le plus tard possible dans le chrono afin d’avoir les ultimes conditions de route. Quand vous faites cela pour chaque ES en tenant en compte des arrêts de course, de la pluie qui provoque de multiples changements sur la chaussée et impose de nombreuses corrections… c’est très exigeant. Dans certains tronçons, nous avons dû nous stopper, bien regarder chaque virage, chaque corde. Nous avons pris des photos que nous avons envoyées à la fin de la spéciale à Sébastien en même temps que les notes à Vincent pour qu’il puisse se faire une idée concrète de ce à quoi cela ressemble sur le terrain. Il y a donc beaucoup de choses à faire dans l’environnement d’un rallye, c’est-à-dire au milieu des collines avec un réseau parfois défaillant tout en continuant à naviguer mon pilote. »
Pas fan de la période actuelle
Lorsqu’il était dans la compétition avec Ogier, Julien Ingrassia était connu pour son grand professionnalisme. Celui-ci n’a pas oublié ce qu’implique le WRC à ce niveau. « J’étais au courant, je savais comment cela allait se passer, confirme-t-il. Sur ce rendez-vous, cela a été assez éprouvant avec de grosses journées. Le soir, le copilote continue à recalculer son planning pour le lendemain. Entre le début des reconnaissances et le dernier jour de la course, l’équipage visionne des vidéos donc ils vont faire des annotations, des changements. Ils se couchent vers 23h00 et il nous faut attendre ces corrections. Vers 5 ou 6 heures, dans le minivan qui les mène au parc fermé, ils regardent encore leur vidéo et tu peux recevoir des corrections qu’il faut reporter à tes cahiers. Cela peut se produire jusqu’à quelques minutes du départ de la Power Stage. « Le gauche 120, il est léger sale ou léger glisse ? » C’était un drôle d’exercice, mais je pense que de l’extérieur il est difficile de réaliser à quel point cette fonction est dense. Compte tenu de tout ce que doivent transmettre les ouvreurs, les journées sont sous pression pour faire le boulot comme il faut. Quand à 6 heures du matin, tu reçois un message de Sébastien qui te demande de prendre une photo des chicanes qui n’étaient pas installées durant les reconnaissances et qu’au moment de notre passage elles ne l’étaient toujours pas… » Julien énumère alors un des aspects qui l’attire dans ce travail. « J’apprécie d’essayer de trouver les meilleures corrections possible pour que cela colle au mieux avec leurs notes et qu’ils puissent rouler a 100%, indique-t-il. Je considère cela hyper intéressant. Ce qui me déplait en revanche, c’est la folie qui s’est emparée de tout le monde avec les téléphones portables. Cela ne concerne pas que le rallye, mais dans notre domaine les pilotes regardent sans cesse les vidéos des spéciales, le soir, le matin, entre les ES, à la pause de midi… et donc il y a en permanence des questions, des corrections et tu es constamment en train de courir après le temps. Il y a beaucoup moins de naturel et de spontanéité dans le métier, l’humain disparaît. Pour donner un exemple, sur ce week-end j’ai pris chaque cahier de notes de chaque spéciale 7 fois en photos plus toutes les photocopies que j’ai faites des cahiers pour pouvoir les distribuer aux runners. En tout, cela représente 5 ou 6 gigas de matériel que nous avons produit avec Simon et que nous avons transmis durant l’épreuve. C’est énorme, car nous ne sommes pas dans un bureau avec du wifi. » Malgré le travail de Simon et Julien, la course de Sébastien Ogier n’a pas été couronnée de succès. Elle aura cependant permis à Ingrassia de confirmer son état d’esprit concernant l’avenir. « Je respecte complètement ce travail que font les équipages que j’ai côtoyés lors du rallye d’Europe Centrale, mais ce n’est pas pour moi, martèle-t-il. Pas dans ces conditions. Cette expérience me conforte aussi dans mon idée qu’il faut inciter les navigateurs à, malheureusement, arrêter de prendre des notes sur le papier et les orienter vers l’usage d’une tablette. Cela devient nécessaire. A tous les copilotes que je vais croiser, je vais les pousser vers cet outil. » Quant à la suite, si le rallye du Japon se profile, le multicouronné n’envisage pas de s’y rendre. « Je suis venu sur cette épreuve pour dépanner Seb, Vincent et Simon et je pense que cela s’est bien passé, conclue-t-il. Si à l’avenir ils sont en galère, je ne fermerai pas la porte, mais cela ne sera pas quelque chose d’habituel. »
Source : https://www.autohebdo.fr/actualites/rallye/wrc/europe-centrale-julien-ingrassia-raconte-son-experience-douvreur-cest-un-truc-de-fou.html
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Date de Publication : 2023-11-03 07:35:00
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